Le collectif Grünt poursuit son exploration des scènes rap africaines et publie aujourd’hui un nouveau volet de ses aventures, consacré au rap ivoirien. Interview.
Photo : Didi B de Kiff No Beat
Depuis 2011, Grünt met à l’honneur le rap français, belge, québécois ou suisse en invitant les artistes à se livrer au cours d’entretiens et de freestyles souvent mémorables. Mais l’été dernier, le collectif parisien a pris la route de l’Afrique francophone, à la rencontre des fers de lance et des nouveaux venus de la scène (t)rap. Après le Maroc et le Mali, Grünt publie aujourd’hui le nouveau volet de ses aventures africaines à la découverte du rap ivoirien. À cette occasion, PAM a rencontré Jean Morel, un des cofondateurs de Grünt et sa voix chaque semaine sur Radio Nova.
Quelle est la raison d’être du Grünt Tour ?
Dès nos débuts en 2011, on a tâché de donner la parole à des artistes qu’on trouvait forts même s’ils n’étaient pas encore connus. Le principe : on avait des micros et des apparts qu’on pouvait squatter, donc on a organisé des freestyles pour que les rappeurs se fassent plaisir. Il s’est avéré, au fur et à mesure de la décennie, que les artistes avec lesquels on avait eu la chance de tourner ont fini par connaître un rayonnement assez important et nous avons grandi dans leur sillage. Je pense à Nekfeu, Lomepal, Alpha Wann, l’Entourage, Prince Waly, Rejjie Snow en Angleterre, Loud au Québec, Makala et Di-Meh en Suisse. Depuis, notre crédo n’a pas changé : découvrir et faire découvrir des artistes avec un futur et des trucs à raconter.
Petit à petit, on a constaté un switch dans la terminologie journalistique autour du rap : les gens ne voulaient plus parler de rap français mais de rap francophone. Sauf que parler de francophonie en occultant tout le continent africain, auquel a été imposé une langue par la colonisation, et ne pas en défendre la musique… C’était l’écueil à éviter, et pourtant, il y avait un vrai manque de représentation des artistes de rap africain dans les médias français. Pour avoir le droit de passer sur Skyrock, ils devaient faire des featurings improbables — je pense notamment au rappeur togolais Toofan qui a fini par faire un feat. avec Louane.
Pendant ce temps-là, on commençait à sentir une grosse énergie en provenance du Maroc, avec le projet Naar et des featurings qui sont restés des classiques, avec Laylow et Shayfeen notamment. En Côte d’Ivoire, Kiff No Beat commençait à avoir une belle notoriété, notamment via des morceaux avec Kaaris et Fianso. Et nous, on adorait déjà le rappeur camerounais Jovi depuis un moment. Alors on s’est dit : comment peut-on faire pour donner un peu de force à ces gars ? On avait le pressentiment très net que le futur de la musique se jouerait sur le continent musical qu’est l’Afrique.
Peu de représentation dans les médias français… Pourtant les artistes que vous avez choisi de suivre sont loin d’être des artistes émergents : ce sont des superstars dans leurs pays respectifs !
Des méga superstars ! On trouvait ça fou que ces mecs soient des légendes vivantes chez eux et qu’on n’en entende pas parler davantage dans les médias, à l’exception de quelques-uns, dont PAM. En comparaison, les anglophones ont cinq ans d’avance : Drake faisait des featurings avec Wizkid dès 2017 et immédiatement la scène musicale de Lagos a joui d’une vraie visibilité à l’international.
Le rap africain existe depuis 30 ans : au Sénégal, en Côte d’Ivoire… Il est aussi vieux que le rap français. Dans quelles mesures l’influence-t-il aujourd’hui selon toi ?
L’influence de la musique urbaine africaine sur les productions européennes se ressent nettement depuis Afro Trap Part. 1 de MHD en 2016 — qui pose d’ailleurs sur des prods de P Square… un duo nigérian ! Il a donc fallu qu’un gamin du 19e arrondissement de Paris, issu de la diaspora africaine en France, fasse exploser ce truc-là pour qu’on se dise “génial, il fait du son comme en Afrique et c’est un genre musical qui mérite d’être écouté”. Je pense aussi à Booba avec “DKR” en 2016 qui “emprunte” une mélodie à Toumani et Sidiki Diabaté (voir notre article à ce sujet, NDLR). Dans “Grand Paris”, Médine dit : “la banlieue influence Paris et Paris influence le monde”. Aujourd’hui, on peut actualiser cette punchline pour dire “l’Afrique influence la banlieue, la banlieue influence Paris et Paris influence le monde”. On a oublié à quel point l’Afrique est la Terre-Mère ! Elle est un puit sans fonds d’inspiration et continuera de l’être sans aucun doute dans la décennie à venir.
Qu’est-ce qui vous a le plus marqué, même si vos explorations musicales du Maroc, du Mali et de la Côte d’Ivoire ont été très différentes ?
Une véritable fierté africaine. Même si les rappeurs et les producteurs ont écouté beaucoup de rap français ou américain, ils ont tous su s’en émanciper.
C’est fascinant. Je trouve qu’on assiste à une véritable décolonisation de la musique, des arts ou même de la pensée générale. C’est incroyable comme la musique, comme souvent, s’est associée à ces mutations, c’est vraiment la bande-son de cette décolonisation. En Afrique c’est le rap ou la musique électronique, à Porto Rico c’est le reggaeton… C’est fort. Et à rebours des idées reçues, l’export en Europe ou aux États-Unis ne constitue pas un idéal. Suspect 95, un rappeur ivoirien, nous a bien dit que son rêve, c’est d’être numéro 1 en Afrique.
Au Mali par exemple, un vrai soin est apporté à la langue. Les rappeurs s’expriment notamment en bambara parce qu’ils savent que si leur musique est suffisamment puissante, elle parlera à tout le monde. Cela n’a aucune importance si on ne comprend pas toutes les paroles. Pour eux, la langue n’est pas une barrière et il n’y a pas lieu de se prostituer, c’est-à-dire prendre la langue du colon, pour réussir à percer. J’ai trouvé ça hyper fort. On l’a vu au Maroc aussi où les rappeurs s’expriment en darija (arabe dialectal marocain, NDLR).
Le cas de la Côte d’Ivoire est particulier car il y a tellement de dialectes que c’est la langue coloniale qui est restée, le français, car elle permet à tout le monde de communiquer. Bien sûr en terme d’exportation à l’international, c’est un véritable point fort pour le pays. Mais ce qui est intéressant, c’est que les rappeurs se sont tout de même appropriés le français de manière très créative puisqu’ils en ont fait le nouchi, l’argot des rues d’Abidjan. Un langue qu’aucun Français ne pourra comprendre et qui, pourtant, commence à infuser la langue française grâce à des tubes comme “Ramenez la coupe à la maison” de Vegedream où l’on trouve des expressions en nouchi — comme “dra” par exemple qu’on peut traduire par “problème” ou “embrouille”.
Certains reprochent aux rappeurs africains d’être victimes d’une acculturation, de sacrifier leur identité pour imiter les Américains ou les Français. C’est faux ! Les rappeurs et les producteurs ont ce désir très fort de composer avec leurs racines musicales. En Côte d’Ivoire, Tam Sir — “le roi des tambours” — le producteur des Kiff No Beat, nous a expliqué qu’il fait sonner toutes ses instru trap avec des percussions africaines. Sous forme digitale, il fait vivre l’héritage traditionnel. Bref, pas besoin d’imiter Booba ou La Fouine, les artistes africains créent leurs propres sons et les gens kiffent parce que ça leur parle.
Que disent les différentes formes de rap que vous avez rencontrées ?
Disons que le rap qu’on a rencontré a suivi exactement les mêmes tendances que le rap français ou américain. Le rap est par essence un acte de protestation et si les pionniers étaient très politisés, la nouvelle génération l’est moins — sauf pour quelques artistes qui perpétuent le rap conscient bien sûr. En Europe comme en Afrique, le rap actuel raconte davantage une manière de vivre ou des aspirations, c’est notamment le truc de la trap. En Côte d’Ivoire, c’est un peu différent : les rappeurs poursuivent cette culture de la vanne et de l’enjaillement héritée du coupé décalé et du zouglou.
En fait, les rappeurs n’ont pas envie de s’en tenir à la description d’une réalité sociale ou politique souvent triste. La musique est une échappatoire, elle permet de rêver. En cela, ne pas faire du rap conscient n’empêche pas le rap d’être politique : c’est-à-dire que même si les revendications de ces rappeurs sont matérialistes ou individualistes, il y a quand même l’expression d’un espoir de réussite et d’émancipation. Les chaînes en or et les grosses voitures sont une manière de dire “moi aussi je peux être aussi riche qu’un ministre”… En somme, le bling-bling peut aussi être politique.
Et puis, et c’est ce qu’on montre à la fin de l’épisode au Mali, c’est un truc de ouf de se revendiquer rappeur. Dans ce contexte particulier, avec cette prégnance religieuse hyper forte, une crise politique d’envergure et une tradition griotique très ancrée aussi… Quelle que soit sa forme, faire du rap est un acte politique.
Qu’avez-vous observé au niveau de l’industrie de la musique ?
Nous sommes arrivés à Abidjan après notre séjour au Mali. Ce qui nous a beaucoup frappés, c’est de constater à quel point l’industrie musicale est vivace en Côte d’Ivoire. Beaucoup d’artistes nous ont dit : “il y a deux ans, on espérait juste que les gens écoutent notre musique. Aujourd’hui, on espère faire carrière.” Là-bas, les gros labels comme Sony ou Universal se sont bien implantés. Abidjan, c’est vraiment devenu le laboratoire du rap francophone africain, comme Lagos au Nigeria pour l’Afrique anglophone. C’est un pôle, un canal.
Pour l’instant, les artistes sont dans cette première phase où ils ne mesurent pas encore bien ce que signifie être signé en major ni les écueils potentiels, c’est-à-dire le formatage notamment. Mais je les comprends, pour la première fois, ils ont les moyens de créer, de tourner des clips… On verra si par la suite des réflexions à la PNL émergent pour aller vers une indépendance côté labels et distribution. J’ose espérer une liberté de création totale.
Quid des rappeuses ? L’Afrique en compte un certain nombre : Andy S en Côte d’Ivoire, Ami Yerewolo au Mali, Monaya au Sénégal…
Nous au Maroc, on a rencontré une rappeuse du nom de Snowflake. Son discours est incroyable, c’est une vraie battante. C’est une Marocaine qui rappe et qui rappe sale. En plus, derrière, il y a eu des conséquences pour elle : des gens qui l’ont attaquée sur les réseaux sociaux ou dans la rue en lui adressant des propos sexistes et misogynes. Elle ne s’est pas laissée faire ! Elle a répondu en faisant un freestyle depuis sa cuisine ! Les rappeuses africaines sont badass au possible, elles sont partout comme sur un tatami.
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